Sémiosine

Une question de point de vue

En littérature comme en communication, tout ou presque est question de point de vue. Le point de vue adopté par l’auteur du message est ainsi au cœur du contrat de lecture que tout discours doit proposer à son lecteur, et ce dès les premières lignes (ou dès la couverture s’il s’agit d’un roman) qui doivent répondre d’une façon ou d’une autre à ces questions : Qui parle ? D’où parle cette personne ? Quelle est sa légitimité ?

La Propagandiste vs Vous ne connaissez rien de moi

En cette rentrée littéraire 2023, deux romans nous ont interpellés, La Propagandiste, de Cécile Desprairies, et Vous ne connaissez rien de moi, de Julie Héraclès. Deux écrivaines, deux premiers romans qui s’inspirent tous deux de faits et de personnages réels, et abordent un sujet proche, le récit d’une jeune femme collaborationniste tombant amoureuse d’un nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, dans la France occupée. Par-delà ces convergences, ce sont pourtant deux contrats de lecture à l’opposé l’un de l’autre qui s’offrent ici aux lecteurs, et donc deux points de vue très différents sur cette période particulièrement sombre de l’histoire.

Elle vs je

Cécile Desprairies, historienne spécialiste de la France sous l’Occupation et de la collaboration, raconte ici l’histoire méconnue de sa propre mère (qui pourrait être cette femme ornant la jaquette du livre), mêlant 1re personne pour ce qui touche ses souvenirs d’enfant et 3e personne et discours indirect libre lorsqu’il s’agit de raconter ce qui a pu animer sa mère, d’après les lettres et documents de l’époque auxquels elle a eu accès. La 3e personne lui permet de maintenir une distance nécessaire avec son sujet : la narratrice semble refuser qu’on éprouve une quelconque empathie pour ce personnage de femme collabo qui imaginait des slogans fascistes pour l’occupant nazi et dont le seul véritable grand amour fut celui qu’elle vécut avec ce Friedrich mort à la Libération.

Julie Héraclès, chartraine comme Simone Touseau, cette « tondue de Chartres » immortalisée par Robert Capa dans une célèbre photo reprise sur la jaquette du roman, imagine, elle aussi, ce qui a pu animer cette femme (qu’elle renomme Simone Grivise) collabo puis amoureuse d’un nazi qui lui fait changer sa vision du monde. Sauf qu’elle opte pour une unique 1re personne : c’est Simone qui parle, qui témoigne, qui raconte sa propre histoire, sans donc aucun recul, aucune distance (ce que laissait deviner le titre, Vous ne connaissez rien de moi, comme une accusation lancée à tous ces salauds qui l’ont tondue, salauds que nous sommes sans doute encore un peu puisque cette interpellation sous-entendant « je ne suis pas celle que vous croyez » nous est également destinée…).

Distance vs empathie

Cette absence de distance crée donc une empathie pour ce personnage romanesque ainsi romantisé, mesquine et menteuse quand elle est jeune, aux idées nauséabondes certes, mais qui, devenue jeune femme amoureuse, va jusqu’à traverser toute l’Europe pour quelques instants partagés avec l’homme qu’elle aime sur son lit d’hôpital. Là où ce personnage de mère décrit par Cécile Desprairies, cette « propagandiste » désignée d’emblée par le titre, femme autoritaire qui ne s’intéresse pas vraiment à ses enfants, tout enfermée dans le souvenir d’un amour idéalisé, nous demeure énigmatique parce qu’extérieur, le personnage de Simone Grivise nous est proche, nous pouvons éprouver de l’affection pour cette femme qui, après tout, ne semble avoir collaboré que pour gagner sa vie et nourrir sa famille et qui finit par n’être dépeinte que comme une amoureuse transie ayant décidé de garder l’enfant de l’homme qu’elle aime plus que tout – et qu’importe s’il est nazi… Si donc le roman en partie autobiographique de Cécile Desprairies se situe du côté des secrets de famille qu’on déterre et qu’on expose pour mieux les enterrer, celui de Julie Héraclès pose la question de la réhabilitation d’un personnage que l’histoire a déjà jugé, réhabilitation qui devient contrat de lecture possible – ce qui n’aurait pas été le cas si l’autrice avait créé un personnage de toute pièce.

La fiction à l’épreuve du réel

Car là se situe le problème du roman de Julie Héraclès – expliquant sans doute tout ou partie des controverses médiatiques qu’il a pu susciter ces dernières semaines : le mélange des genres (personnage réel ? personnage de fiction ?), et cette zone grise où se télescopent éléments réels de l’histoire et éléments de pure fiction, ce qui brouille encore un peu plus le contrat de lecture pourtant séduisant au départ (et si nous nous mettions dans la peau de cette tondue ?). Si la folie de la mère propagandiste de Cécile Desprairies illustre ainsi en creux la folie d’un national-socialisme destructeur et meurtrier, la folie de l’héroïne de Julie Héraclès est alors celle d’une jeunesse à laquelle on devrait tout pardonner, victime souvent d’avoir fait les mauvais choix au mauvais moment.

Et le lecteur de refermer peut-être ce dernier roman avec un goût un peu amer, dubitatif quant aux intentions d’une autrice qui s’est investie aussi longtemps dans son projet d’écriture pour parvenir à justifier ce qui finalement, aux yeux des historiens et des enfants des victimes déportées de cette femme, relève de l’injustifiable. Le tout dans un contexte politique français marqué par la montée des populismes et de l’adhésion aux idéologies d’extrême droite.

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