Sémiosine

Society endeuillé

La couverture du numéro spécial de Society sorti aujourd’hui a interpellé bon nombre d’entre nous en ce jour d’hommage national. Par delà l’émotion ressentie, il nous semblait important de comprendre pourquoi.

Ce qu’elle n’est pas, d’abord. La couverture du dernier numéro du magazine Society n’est pas informative. Elle ne dit rien de l’événement et ne contient aucun élément de contexte autre qu’une date aujourd’hui tragiquement entrée dans l’Histoire : celle du 13 novembre. Contrairement à la plupart des autres magazines, de l’Obs à Grazia en passant par l”Equipe, Society a fait le choix de ne pas traiter l’événement en lui-même – le massacre de 130 personnes – ni ses suites patriotiques – réappropriation des couleurs du drapeau français et de la Marseillaise, rassemblements place de la République, minutes de silence… Il parvient à capter en un minimum de signes ce qui a fait événement pour la grande majorité des gens : la sidération face à l’horreur, et cette angoisse suscitée par l’idée d’avoir pu perdre un proche, un parent, un ami, un collègue, une connaissance. Angoisse qui s’est transformée immédiatement en envoi massif de messages sous toutes leurs formes, mails, sms, statuts Facebook… Pourtant, ce qui s’est joué ce soir-là dépasse la simple utilisation d’un outil de communication, smartphone ou un ordinateur. Pour la première fois, sans doute, une catastrophe a été non seulement vécue collectivement en temps réel par l’ensemble de la population française et mondiale, mais également partagée et commentée sur les réseaux sociaux devenus tout à la fois outils principaux d’information en temps réel, de communication avec ses proches, d’échange avec le reste du monde . Le 11 septembre 2001, la principale source d’information restait la télévision, et les communications entre proches relevaient de l’intime. Aujourd’hui, la génération appelée « Bataclan » par Libération, celle à qui s’adresse principalement Society, s’informe d’abord sur Twitter et Facebook, et partage toutes ses émotions en flux continu sur les réseaux sociaux.

Ce qu’elle est donc ? Une couverture de magazine qui nous dit qu’il y a eu en réalité deux événements : le massacre du Bataclan, les fusillades aux terrasses de restaurants et de cafés et les attentats au Stade de France ; et les échanges qui ont eu lieu au même moment entre tous ces gens assistant impuissants à l’horreur mais communiquant tous azimuts. C’est ce second événement que Sociéty a décidé de scénariser pour s’adresser à son audience, celle qui vit connectée 24/7, celle qui a été la première des cibles des terroristes, celle qui perçoit souvent le monde par le prisme des réseaux sociaux sur lesquelles elle est particulièrement active. C’est à elle que le magazine finit par s’adresser lorsque le récit se conclut sur une autre date, celle du 27 novembre, aujourd’hui, pour poser cette question toute simple : “et maintenant, on fait quoi ?…” Nous avons effectivement changé d’ère, et l’époque est aux interrogations, aux doutes, aux hypothèses. Le premier événement, lui, n’est pas montrable, il ne demande même plus à être décrit. D’où cet aplat de noir polysémique, en rupture avec les codes de Society, qui renvoie à l’inmontrable du massacre perpétré par Daech, organisation terroriste au drapeau noir ; exprime le deuil collectif qui s’en est suivi ; et donne d’autant plus de relief à la lumière des sms et à cette vie qui coûte que coûte doit continuer. Nous touchons ici du doigt la trame du récit collective choisi par la magazine, récit dans lequel tout le monde pourra se retrouver.

Car il est bien question ici de mise en récit, et donc de mise à distance salutaire de l’événement. Si la première partie, celle du 13 novembre, nous replonge dans l’horreur des faits, et plus précisément dans ce que nous faisions au moment où nous avons appris ce qui se passait, la seconde partie, celle du 27 novembre, aujourd’hui, nous fait prendre tout le recul nécessaire pour essayer d’apporter les réponses à ces “…” qui concluent l’échange de sms : le temps de la description est achevé ; il faut aujourd’hui tenter de comprendre – ce numéro spécial de Society s’articule autour d’un dossier central intitulé “Comprendre Daesh” –  pour, ensuite, si possible, trouver des solutions – il s’achève sur les “100 bonnes raisons de… ne pas trop être pour la guerre quand même”. Society affirme ainsi, en ne dissociant plus les lecteurs et le journal, un peu plus le rôle social qu’il entend jouer, qui se situe moins du côté de l’information (les autres magazines le font très bien) que du récit construit à partir des événements. Et revendique symboliquement cette posture de porte-étendard d’une génération avec qui il partage les codes, les désirs ainsi qu’une certaine vision de ce que doit être la communication et de ce que devrait être le monde.

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