Les Galeries Lafayette Champs-Élysées, inaugurées le 28 mars 2019, proposent le récit étonnant d’un monde après l’effondrement du monde, et renouvellent par-là la mythologie du grand magasin.
Souvenez-vous du choc quand, dans la Planète des singes, le film original de 1968, vous avez découvert avec Charlton Heston une statue de la Liberté enterrée dans le sable et que vous avez compris alors qu’il n’était pas perdu quelque part dans l’espace, mais bien sur Terre après l’effondrement de la civilisation humaine. Cinquante ans plus tard, ce même malaise pourra vous saisir, non plus au cinéma mais en pénétrant dans le nouveau lieu tendance dédié à la mode et inauguré le 28 mars dernier : Les Galeries Lafayette Champs-Élysées.
Le sas d’entrée débouche sur un atrium vide d’où surgit notre statue de la Liberté parisienne, ce bout de tour Eiffel, trace d’un Paris de carte postale qui semble peu à peu s’effacer. De cette mise en scène étonnante émane quelque chose de morbide, un sentiment de fin de civilisation, l’image d’un monde post-apocalyptique. Il faut gravir l’escalier monumental, marqueur traditionnel du genre “grand magasin”, situé à l’exact opposé de ce reste de monument iconique pour trouver un semblant de réponse aux questions qu’on s’y pose, et la confirmation d’un récit audacieux revendiqué par les Galeries Lafayette elles-mêmes sur des panneaux explicatifs. Entourant l’atrium, les tirets bleus qui dessinent sur le mur une ligne figurent ainsi la montée des eaux telle qu’elle pourra se réaliser dans cent ans selon les estimations de l’Accord de Paris sur le Climat. L’installation, signée par le collectif d’artistes danois Superflex, s’intitule non sans ironie “Après vous, le déluge”. Ironie, puisqu’ainsi, depuis ce premier étage, nous contemplons ce monde qu’une surconsommation folle (d’énergies fossiles, de viande, de vêtements, de ressources de toute sorte) est en train de détruire.
Et tout devient aussi lumineux que cet espace sans vitrines est labyrinthique : tout, dans les matières, les formes, l’aménagement, s’oppose à la tendance actuelle exploitée jusqu’à l’overdose qui associe le bois au végétal pour une recherche de naturalité simple et apaisante. Ici, au contraire, se côtoient l’aluminium et le verre, le métal et le marbre, dans une ambiance jouant sur des tensions entre le froid et le chaud, l’argent et le doré, la courbe et la ligne, la lumière naturelle et la lumière artificielle… Tout construit un univers singulier qui évoque autant les décors art nouveau d’un Gatsby le Magnifique (version cinéma) que les intérieurs post-modernes du district 1 de la franchise à succès Hunger Games. Bref, tout semble décliner ce récit d’un monde d’après la fin de la civilisation telle que nous la connaissons aujourd’hui. Jusque dans la food court, au sous-sol, sorte de grotte survivaliste enfouie sous-terre, épargnée du déluge.
Ce récit singulier, et particulièrement disruptif pour un grand magasin, était déjà contenu en creux dans le logo qui avait enflammé les réseaux sociaux bien avant l’ouverture du grand magasin. Un logo à la fois vintage et futuriste, promesse d’un magasin différent des autres grands magasins, et des autres Galeries Lafayette.
Cette singularité graphique se retrouve partout, dans la répétition des présentoirs aux casiers disposés verticalement et en ligne, dans les vêtements non uniformisés des vendeurs, dans la disposition des mannequins allongés par terre (morts ?) ou regardant la foule depuis les moucharabiehs de verre disposés tout autour de l’atrium au second étage, dans la (relative) négation de marques qui ne sont plus mises en avant en tant que telles mais présentes là comme faisant partie de ce grand récit raconté par le lieu.
Dans ce palais art déco de 6 500 m2 qui avait avait déjà été envisagé dans les années 1920 par l’un des cofondateurs du grand magasin, avant que la crise de 1929 ne vienne mettre un terme au projet, les Galeries Lafayette semblent ainsi réinventer le concept même de Grand Magasin, lieu dans lequel les clients ne sont plus des Cendrillon en quête de la tenue qui leur conviendra mais autant d’Alice au pays des merveilles qui vont de surprise en surprise dans un univers aussi féérique que monstrueux et apocalyptique. L’avenir nous dira comment le magasin, dont la découverte étonne, pourra renouveler ce récit fort de la fin d’un monde dont il faut tout de même profiter avant qu’il soit trop tard.