Sémiosine

Because I’m worth it : L’Oréal et l’estime de soi

Le sémiologue Pascal Beucler décrypte la célèbre signature de L’Oréal, inventée il y a quarante ans par une petite rédactrice féministe de 23 ans bien décidée à en découdre avec le machisme et la misogynie…

New York, 1971. Ilon Specht, employée d’une agence de pub, est chargée de trouver LA campagne qui pourrait installer Préférence de L’Oréal comme la nouvelle couleur de référence sur le marché américain, alors dominé par Clairol et son iconique signature : “Does she, or doesn’t she ?”

Animée d’une colère créative toute féministe, cette jeune Californienne rebelle de 23 ans décide de rompre brutalement avec les codes existants qui font alors de la femme un objet, muet – au mieux un sujet tout juste pensant, soumis à la norme esthétique édictée par l’homme. Sois belle, sois sage, et tais-toi. Quarante ans plus tard, la “ligne” rédigée par Ilon Specht n’a pas pris une ride : “Preference by L’Oréal is the most expensive, but you can see it’s worth it. So am I.” “Cela le vaut bien. Moi aussi.”

Une rupture visionnaire

Tout est dit, et de quelle manière !

Sur le fond d’abord, L’Oréal pose une équation inédite : si une femme choisit Préférence, c’est parce que L’Oréal fait la différence, par la performance de sa technologie. Dès lors, ce n’est pas pour plaire aux autres, ni entrer dans le moule (voir Clairol…) que je choisis le meilleur produit pour mes cheveux, et pour moi. C’est pour me plaire à moi, me sentir bien. Au fond je me dois de choisir le meilleur produit en soi, fût-il le plus cher, puisqu’il est le meilleur pour moi. Message double, et précieux pour la marque :
– L’Oréal, c’est le meilleur de la science en soi. Ses produits sont tout simplement supérieurs.
– L’Oréal, c’est le plus beau des soins pour moi, celui qui me rend plus sûre de moi, plus heureuse. Ce n’était pas encore dans l’air du temps, mais on aurait pu dire, déjà, “Mon L’Oréal”.

Techné & Psyché. Identité & Ipséité. La boucle est bouclée. Les leçons du motivationnisme alors en vogue aux Etats-Unis dans le champ des études publicitaires ont été parfaitement assimilées, ou en tout cas illustrées : c’est la relation intime de la personne à la marque qui compte, et qui fonde toute désirabilité (qu’est-ce qu’elle fait pour moi, et de moi, dans mon rapport aux autres, mais d’abord à moi ?). Comme l’écrivait si justement Baudrillard en 1968 dans Le Système des Objets,on achète un objet mais on consomme un signe.

Une parole féminine libérée

Dans la forme ensuite, le message de L’Oréal bouleverse les codes publicitaires, et donc culturels, d’une Amérique assez conservatrice s’agissant du statut de la femme. En effet, à la femme de Clairol, silencieuse et “parlée” en voix off masculine (eh oui..), s’oppose bruyamment la femme de L’Oréal qui prend la parole, donc le pouvoir.Ce n’est plus un homme qui parle d’elle et la jauge (“Does she, or doesn’t she ?”), c’est elle qui s’expose. Changement de perspective radical, qui bouscule violemment le conformisme – et le machisme – ambiant. Avec, à la clé, des résultats impressionnants en termes de gain de part de marché pour L’Oréal.

 

Pari risqué, pari tenu, pari gagné, avec brio. Depuis bientôt quarante ans, la promesse de la marque est, de fait, un continuum, s’agissant du rapport à la valeur que le produit crée pour la personne. Si l’estime de soi est bien cette attitude intime qui consiste à pouvoir se dire qu’on a de la valeur, qu’on est singulier, et important, d’abord à ses propres yeux, alors L’Oréal est sans conteste LA marque de l’estime de soi. Avec à la clé une notoriété, un agrément et une longévité sans pareils pour “Because I’m worth it”, partout dans le monde.

Comme le rappelle Malcolm Gladwell dans son article légendaire*, Préférence de L’Oréal est devenue aux Etats-Unis la marque symbole des femmes décidées à réinventer leur vie. Ainsi une étude montra-t-elle que les utilisatrices de L’Oréal comptaient bien davantage de femmes divorcées que celles qui prenaient Clairol…

*True Colors, article de Malcolm Gladwell paru dans le New Yorker du 22 mars 1999.

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