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Hermès ou l’union des contraires

Dans sa campagne Printemps-Eté 2010, la marque Hermès s’est invitée dans l’univers du conte, mais n’en a exploré que la face diurne, solaire, chaque visuel baignant dans une lumière pure, en harmonie avec des paysages naturels que la main de l’homme ne semble pas avoir entachés.
En entrant dans l’automne, elle se dépossède de ses atours colorés et juvéniles pour s’immerger dans un monde nocturne et mystérieux, avant tout urbain. Cette dialectique de la lumière et de l’obscurité, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, voire de la nature et de la ville, Hermès la met en scène dans ce qui pourrait bien ressembler à un diptyque.

Tel un personnage que l’on suit d’un panneau à l’autre, véritable relais pour le regard du spectateur, la marque apparaît sous ses codes identitaires les plus significatifs et
consubstantiels : les sacs et foulards, la couleur orange qui rythme l’image grâce aux slogan et logo, le bolduc, le cheval… Ces deux campagnes pourraient être lues comme les deux facettes d’une même marque. Pourtant, dans celle de l’Automne-Hiver, un certain nombre de choix esthétiques nous invitent à percevoir la marque comme un passeur, permettant aux voyageurs que nous sommes de passer d’une rive à l’autre. Abolir les frontières, voilà le programme narratif ambitieux auquel nous sommes conviés.

Le fantastique, un dispositif de l’entre-deux

Comme l’a théorisé Tzvetan Todorov, le registre fantastique hésite entre deux univers sans pouvoir se décider, celui du merveilleux, du surnaturel, de l’irrationnel, et celui du réel, du naturel, de l’explicable. Son incapacité à trancher plonge dans une indécision, et transforme l’indéfinissable en loi du genre. Hermès ne fait pas autre chose, quand elle emprunte ici au fantastique ses images les plus attendues : la nuit, le croissant de lune, la brume, la solitude du héros, le cheval et son corollaire, le cavalier énigmatique…

La composition des photos adopte un même parti-pris, puisque les humains se trouvent comme suspendus entre ciel et terre. L’homme marche sur les toits, quand ses pieds ne sont pas coupés ; les deux plans américains de la femme ne disent pas autre chose que ce refus d’un ancrage dans le réel. De même, la cavalière emportée par sa monture, qui semble ne plus toucher terre, sorte de réincarnation du Pégase. Les autres images dérobent à la vue le sol dissimulé par l’ombre ou une nappe de brouillard.

Les allusions non déguisées à Zorro ou Sherlock Holmes vont dans ce sens. Si Zorro est le cavalier de la nuit, le justicier masqué, Sherlock Holmes est un être doué pour les déguisements, qui aime par-dessus tout usurper de fausses identités. A l’instar des super-héros dotés d’une double personnalité (autre matérialisation de la dichotomie réél/irréel, parfois jour/nuit), il s’agit bien d’établir un brouillage identitaire, encore accentué par le fait qu’une mannequin, Constance Jablonski, endosse les costumes de héros masculins.

Le franchissement sous le signe de la transgression

Comme toujours, Hermès s’amuse ici à détourner objets et lieux communs. C’est cette volonté de refuser le morne réel que traduit la représentation du soupirant montant au balcon de sa belle, grâce à une corde constituée de cravates. Les sacs assimilés à des poissons évoquent sans détour la pêche à la ligne mais aussi le miracle de la pêche miraculeuse. Entre culture populaire, souvent enfantine, et référents culturels bibliques, la marque ne choisit pas, s’amusant d’un syncrétisme qui mélange des univers bien distincts.

La métaphore, figure de l’analogie, est ici convoquée. Parce qu’elle constitue un écart par rapport à une norme linguistique, cette figure de style permet de rapprocher deux réalités distinctes de manière insolite. Le slogan « La vie comme un conte » ne fait pas autre chose quand il articule le réel et le surnaturel grâce à l’outil de comparaison « comme ». Il possède d’ailleurs une valeur programmatique forte, par le jeu des déterminants, puisqu’il commence par ce qui est connu et défini, LA vie, avant de basculer dans l’indétermination que suppose UN conte. Une fois de plus, Hermès résout la dichotomie du réel et du merveilleux, du jour et de la nuit, en abolissant les frontières qui les séparent usuellement.

Du divin dans l’humain

En plaçant cette année sous le signe du conte, la maison du Faubourg Saint Honoré explore avec bonheur le scénario de quête propre au schéma narratif du conte. La linéarité du récit qui permet à un sujet d’obtenir l’objet qu’il convoite, est ici explicite. Hormis l’une d’entre elles, toutes les photos s’organisent autour d’une dynamique oblique ascendante, qui mime le sens de lecture occidental, de la gauche vers la droite. La destination de la calèche, le balcon qui abrite sans doute la femme désirée, l’objectif que regarde la femme masquée, la personne qui va réceptionner le foulard lâché… tous ces objets de quête se situent sur la droite, dans un hors-champ. Ils insèrent l’image fixe dans une temporalité qui laisse entrapercevoir un futur proche, celui qui verra le sujet comblé dans son entreprise.

De manière redondante, le slogan raconte une histoire similaire et la transpose dans la réalité du consommateur. En apposant le nom d’Hermès au slogan, les réalisateurs de la campagne font accéder la marque au statut d’adjuvant, celui qui aide à la quête, pour ne pas dire l’artisan de la réussite. Aussi n’est-ce pas un hasard si les cravates et foulards se font objets magiques, corde pour celui qui veut rejoindre sa bien-aimée, prolongement métonymique pour celle qui veut déclarer sa flamme ? Derrière ce scénario de quête, la marque orchestre toute une mise en scène du désir qui passe par son truchement.

Hermès est bel et bien une marque qui permet à l’individu, de réenchanter son quotidien, et non de quitter ce même quotidien pour s’aventurer dans un univers onirique. Ici encore, les frontières entre les sphères n’existent pas : il n’est pas besoin de passer de l’autre côté du miroir !

Dès lors, nous nous trouvons bien face à une opération réussie de resémantisation du nom, pour ne pas dire de motivation linguistique. D’un côté, nous avons le fondateur de la marque Thierry Hermès ; de l’autre, le dieu Hermès, messager des dieux et conducteur des âmes. Celui-là est en effet le seul à être capable de se rendre sur terre, auprès des humains, sur l’Olympe, auprès des dieux, dans les Enfers, auprès des morts. Un même nom recouvre donc deux réalités : celle de l’histoire de la marque, de ses racines, celle d’une culture européenne qui trouve son origine dans les mythes fondateurs gréco-romains. Comment ne pas voir dans cette rencontre un hasard miraculeux ?

La campagne Hermès 2010 a cela d’exemplaire, qu’elle réactive le mythe qui préside à la naissance de son homonyme divin. Né de l’union de Jupiter vivant sur l’Olympe et de la nymphe Maia logée dans une caverne, Hermès appartient au ciel et à la terre, à la lumière et à l’obscurité. Au croisement d’une destinée individuelle et d’un imaginaire collectif, la marque réaffirme et réinvestit cette singularité.

En créant la marque chinoise Shang Xia, elle poursuit son effacement des frontières, dans un mouvement d’extension de l’ouest vers l’est. Shang Xia signifie « au-dessus, en dessous » en chinois ; si les contraires cohabitent une fois de plus en toute sérénité, personne ne s’en étonnera plus…

10 réflexions sur “Hermès ou l’union des contraires”

  1. Ping : Branding-HERMES | Pearltrees

  2. Ping : Quand Hermès rend visite à l'oncle Sam - Sémiozine

  3. Je tenais juste à vous remercier pour la qualité de votre rédaction ainsi que pour la pertinence et la profondeur de votre analyse ! C’est le premier article que je lis sur ce site, mais si le contenu de vos analyses est toujours de cet acabit, je pense que je passerais par ici plus souvent ! =)
    Quant au conte, il est vrai qu’il semble être un outil formidable et renouvelable de communication, d’autant plus qu’il favorise l’imaginaire et donc la co-construction du message avec son récepteur.

    1. A mon tour de vous remercier pour ce message qui nous encourage à partager toujours davantage notre lecture sémiologique du monde (enfin… le petit monde de la com et du marketing).
      N’hésitez pas à revenir nous rendre visite dès que l’envie vous taraude ! Nous nous efforçons de poster un article chaque semaine et de proposer à l’heure du thé dominical notre cup of links, la sélection des liens de la semaine. Vous pouvez également liker notre page Facebook si le coeur vous en dit (http://www.facebook.com/pages/Sémiozine/149189978466684) : vous serez ainsi au première loge pour connaître les dernières publications du blog Sémiozine.
      A très bientôt donc !

  4. Séverine Charon

    Merci Sylvie pour ce retour enthousiaste et ces références supplémentaires que Hermès peut jeter dans son escarcelle ! Voilà sans doute la preuve que le potentiel du conte est inépuisable et que c’est dans les vieilles marmites qu’on fabrique les meilleures soupes !

  5. Bravo pour cet article intéressant, nourri et très bien écrit. Je retrouve dans cette campagne l’univers des mythes et des contes qui ont forgé la culture occidentale: Perséphone (qui fait si bien le lien entre le jour et la nuit, la vie et la mort), La petite Sirène d’Andersen, mais aussi l’univers merveilleux et sombre d’Eugène Sue, de Nodier; J’y vois aussi un clin d’oeil à Fantômette. Sans oublier la scène du balcon… Bref, un univers onirique, ludique, bien plus attractif finalement que le « glamour-chic » auquel les marques de luxe ont fâcheusement tendance à succomber. Hermès messager des dieux: pas de doute, la marque nous fait voyager.

  6. Article intéressant et très creusé. Quelles applications pratiques pourrait-on en tirer pour Hermès?

    PS : ce n’est pas Sherlock Holmes, c’est Boy George 😉

  7. Et pour la suite, que peut-on imaginer ? La thématique du conte, très utilisée dans cet univers, s’essouffle déjà alors qu’est-ce qui selon vous dans l’identité semio de la marque permettrait de rebondir ?

    1. Que la thématique du conte s’essouffle, j’en doute… D’abord, elle me paraît constitutive de l’identité d’Hermès, jusqu’à être inscrite dans son mythe fondateur.
      Par ailleurs, le conte est sans doute le moyen le plus universel et protéiforme de mettre en intrigue le réel. Peut-être faudrait-il simplement innover dans la manière de le traiter…

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