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Tony Soprano et Ray Drecker rentrent à la maison

Promesse d’un genre, d’une ambiance, d’un ton, le générique d’une série télévisée permet au téléspectateur de traverser en quelques dizaines de secondes le miroir de la fiction. Celui des Soprano, comme celui de Hung, son parfait héritier, ont quelque chose en plus : ils revisitent le mythe d’Ulysse pour mieux nous parler des mythes de la société américaine.

A la croisée des mondes

Une voiture sort du tunnel reliant Manhattan au New Jersey. Le conducteur, dont on ne voit que des parties, main, bouche, yeux, affiche les attributs d’une certaine réussite professionnelle : gros cigare, montre et gourmette en or. New York, au loin, exhibe encore ses Twin Towers, symbole de la puissance économique d’une Amérique vouée au capitalisme (après les attentats du 11 septembre 2001, le plan des tours jumelles sera supprimé du montage). La voiture, quant à elle, est, depuis Ford et les années cinquante, le symbole de l’indépendance et de la réussite individuelle, de la prospérité et de la liberté.

La narration serait simple et fluide, sans la position de la caméra, et donc la place qui m’est assignée en tant que téléspectateur : sur le siège passager, à côté du conducteur. Embarqué dès les premières images dans la voiture, je suis à la fois témoin – celui qui voit – et acteur – celui par qui les images sont transmises. A partir de là, deux postures sont possibles : le refus de participer – je m’extrais de l’histoire et je retourne dans le monde réel -, ou l’acceptation du pacte – je sors du tunnel et je me lance dans l’aventure fictive des Soprano.

« Heureux qui comme Ulysse… »

Voilà, j’ai choisi : je fais partie du voyage. Confortablement installé, je filme le paysage, les voies parallèles à Manhattan, le péage. Je jette un œil de temps à autre au conducteur. Nous quittons l’autoroute et quelque chose me dit que la ville que nous traversons, avec ses magasins, ses restaurants, son cimetière, ses maisons, ses drapeaux sera le lieu principal de l’action qui s’annonce.

Le voyage se poursuit, la ville est derrière nous, nous traversons une forêt et nous nous engageons dans l’allée d’une maison. Là, le point de vue change, je suis brusquement remis à ma place de simple téléspectateur devant son écran. Le conducteur, lui, acquiert enfin un visage, celui de James Gandolfini, et un statut : américain de la classe moyenne habitant une villa du New Jersey. Le titre de la série s’affiche et me fait réaliser que le conducteur n’est peut-être pas aussi transparent qu’il semblait l’être. Pourquoi, sinon, cette arme renversée à la place du R ? Et ces paroles chantées pendant toute la durée du générique, sur une musique au rythme entêtant composée par le groupe Alabama 3, qui parlent du bien et du mal, d’un flingue et de l’élu ?

L’élu, c’est le parrain de la mafia du New Jersey, Tony Soprano, version contemporaine d’Ulysse qui, après un long périple, rentre au foyer pour retrouver Carmela, sa Pénélope. Cette série ne nous conte rien d’autre, finalement, que cet incessant retour dans le lieu de la famille, de l’intime, d’une paix relative, par opposition à la ville, lieu de la guerre et de l’acquisition – guerre des clans, menaces, pièges, meurtres, acquisition du pouvoir et des ressources de la guerre…

De la guerre à la crise

Quelques années après la fin des Soprano, une autre série de la chaîne américaine HBO éveille l’intérêt du public pour son côté décalé et un brin provocateur : Hung. Histoire d’un professeur de sport dans un lycée de Detroit, contraint de se prostituer auprès de femmes riches, la série s’ouvre par un générique construit comme celui de son aïeul. A la différence notable qu’ici, pas de voiture. Detroit, siège de Ford et symbole du développement industriel des États-Unis, a été frappée de plein fouet par la crise économique de 2008. La ville semble déserte, comme laissée à l’abandon. Un homme, en costume et cravate, marche d’un pas décidé. Vous avez bien lu : il marche. Les mythes de la voiture et de la mobilité en ont pris un coup.

Le téléspectateur-voyeur est invité à suivre le strip-tease auquel l’homme procède sur la musique de I’ll Be Your Man, des Black Keys. Enfin nu, l’homme saute dans un lac, rond, accueillant, métaphore régressive du ventre de la mère, plein d’un liquide amniotique protecteur. Plus question de foyer : on apprendra dans le premier épisode que l’homme, Ray Drecker, est divorcé, que sa femme a la garde des enfants, et que la maison de son enfance, sur les bords du même lac, a en partie brûlé. L’Ulysse d’après la crise est ainsi contraint, comme de nombreux américains victimes de la crise de 2008, de dormir sous une tente. S’il se prostitue, c’est pour tenter de reconstruire un toit et une famille. De simple voyeur, le téléspectateur est quant à lui formellement invité à entrer dans le monde de la série, et ainsi à participer à la fiction, par le regard que lui lance l’homme au dernier plan du générique.

Hung et la prostitution, comme Les Soprano et la mafia, explorent ainsi les marges d’une société américaine qui vacille, pour mieux en décortiquer les mythes fondateurs : la mobilité, le voyage, la liberté, le foyer. Le téléspectateur ne s’y est pas trompé, qui a suivi pendant sept ans la dépression de Tony Soprano, parrain désabusé d’une mafia en perte de repères, et qui s’est retrouvé pendant trois saisons dans les déboires de Ray et de sa « mac » Tanya qui, eux, ont bien compris que le rêve américain était bien mort mais le dollar toujours roi.

Les Soprano : série créée par David Chase, produite par la chaîne HBO. 6 saisons et 1 épilogue, 86 épisodes, diffusés entre le 10 janvier 1999 et le 10 juin 2007 aux Etats-Unis.

Hung : série créée par Dmitry Lipkin et Colette Burson, toujours pour HBO. 3 saisons, 30 épisodes diffusés entre 2009 et 2011.

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