Rencontre avec Patrick Hermand, Directeur de l’ECV (Ecole de Communication Visuelle) qui nous explique pourquoi il a choisi d’accorder une place importante à l’enseignement de la sémiologie au sein de son établissement.
Sémiosine : L’ECV a été fondée en 1984. Comment est née chez vous l’envie de créer une école d’arts appliqués ?
Patrick Hermand : Remontons trente ans en arrière. A l’époque, dans les écoles d’art, on parlait de sensibilité, de culture, on était essentiellement à la recherche d’une expression graphique, d’une production graphique de bon niveau. Quand on crée l’ECV, on s’engage dans ce chemin-là, bien sûr, on veut produire de la qualité, de la belle image, de la belle mise en page. Mais nous allons également nous interroger sur ce à quoi nous formons les étudiants et pour qui nous les formons. A l’époque, par exemple, concrètement, aucune école d’art ne pensait qu’il était convenable d’envoyer les étudiants en stage. C’était réservé aux écoles de commerce. L’ECV a été la première école dans son genre à dire que les étudiants devaient se confronter à la réalité. Il ne leur suffisait pas d’avoir du talent, il fallait qu’ils sachent faire. Et il y avait la volonté chez nous de les faire travailler de façon plus concrète que ce qui était fait à l’époque. En même temps qu’on proposait des stages, on leur proposait des travaux plus impliqués, plus engagés dans la réalité professionnelle.
Sémiosine : Dans les premières années de l’ECV, cette volonté de mise en application de la formation artistique que recevaient les étudiants s’est traduite par quels enseignements ?
Patrick Hermand : Un exemple très simple, c’est le packaging. Il n’y avait pas de cours de packaging à l’époque. Nous avons trouvé non seulement intéressant mais enrichissant pour les étudiants de faire venir des professionnels pour dispenser des cours sur le packaging. Pour l’anecdote, c’était le samedi, parce que les professionnels ne pouvaient se libérer que ce jour-là, et des enseignants de packaging, il n’y en avait pas.
Sémiosine : Pourtant, l’ECV semble très attachée aux enseignements fondamentaux artistiques comme le dessin…
Patrick Hermand : oui, il y a un socle de savoirs que les professionnels attendent. Il faut savoir dessiner, savoir regarder, savoir ce qu’est une typographie. Et ces bases-là, heureusement, ne sont pas incompatibles avec une envie très forte de former des étudiants qui, immédiatement diplômés, soient opérationnels en agence. Il nous faut former des étudiants qui sachent faire mais qui soient également pertinents, à la fois dans leurs productions et dans la manière dont ils perçoivent les images.
Sémiosine : L’introduction de la sémiologie dans l’école répond-elle à cette exigence-là, ou est-ce davantage pour ouvrir sur une sorte de culture générale ?
Patrick Hermand : J’y ai songé assez tôt, il fallait que les étudiants regardent d’un peu plus près la profusion des signes existants. Et y regarder de plus près, c’était non seulement choisir les signes, les images, créer des images, des visuels, comparer les signes, mais aussi tenter de comprendre ce qu’ils voulaient dire. Aujourd’hui, je pense que c’est encore plus incontournable parce que tout va plus vite et que la sémiologie est l’occasion de ralentir le temps. C’est une façon de se poser et d’obliger les étudiants à regarder, à essayer de décoder les œuvres, de les décrypter, un peu comme dans l’art religieux, il y a des symboles, on ne les comprend pas forcément, mais ils sont là. Pour ceux qui les connaissaient, pour ceux qui ont connu ces œuvres-là, cela disait tout un tas de choses qu’on ne perçoit plus aujourd’hui. Peut-être que la sémiologie, c’est une façon pour eux d’arrêter le temps à un moment donné et de s’interroger sur ce qu’ils regardent, et finalement sur ce qu’ils vont produire.
Sémiosine : La sémiologie à l’ECV, ce n’est pas juste une discipline enseignée à titre de formation comme pourraient l’être les cours de sociologie ou d’histoire de l’art. C’est une discipline sanctionnée par la rédaction d’un mémoire. Pourquoi ce choix ?
Patrick Hermand : La question de l’écriture à l’ECV, ce n’est pas un hasard si elle se pose à ce moment-là. Il faut qu’il y ait une contrainte dans la mesure où la sémiologie ne s’impose pas à eux. L’ordinateur s’impose à eux, un certain nombre d’enseignements qu’ils reçoivent s’imposent à eux. Mais l’enseignement de la sémiologie ne s’impose pas forcément à eux, je ne suis même pas certain qu’ils connaissent tous le mot. Donc ils le découvrent. Et il ne suffit pas de leur expliquer pourquoi c’est utile. Je crois qu’il faut qu’ils la pratiquent. C’est une garantie qu’ils vont vraiment entrer dans le sujet. Ils peuvent, pour certains, souffrir, ils vont pour beaucoup être très surpris, mais au moins ils rentrent dedans. Je ne sais pas si le mémoire est toujours remarquable ou s’il sera toujours un souvenir impérissable. Mais une chose est sûre, ils seront rentrés dedans et même si faire un mémoire, c’est un peu compliqué, pour moi ça ne peut que déclencher chez eux des mécanismes de compréhension et cela inscrit chez eux, dans leur mémoire et dans leur culture, ce que c’est, ce à quoi cela peut servir et, oui, tout d’un coup, cela permet d’inscrire chez eux ce qu’on pourrait appeler le réflexe sémiologique.
Sémiosine : Au delà de l’acquisition de connaissances et de la formation à un certain regard sémiologique que permettent et l’enseignement de cette discipline et la rédaction du mémoire, la sémiologie peut-elle aider les étudiants dans leurs création, par exemple dans la réalisation d’un pack, d’une identité visuelle, d’un logo ?
Patrick Hermand : Qu’est-ce que vient faire la sémiologie dans notre enseignement ? C’est permettre aux étudiants d’être plus pertinents dans leur création. Est-ce qu’ils vont s’en servir ? Oui, naturellement ou intuitivement, disons peu importe. L’important, c’est qu’ils s’en servent. Et c’est vrai, il y a la dimension iconographique, visuelle, et la dimension linguistique. J’espère aussi que ça les pousse à réfléchir un peu au choix des mots qu’ils utilisent, lorsqu’ils travaillent sur des concepts-mots, ou lorsqu’ils sont en situation de devoir défendre une création, devant un jury par exemple. Ils doivent être capables d’argumenter, d’objectiver leurs créations.
Sémiosine : Et du côté des professionnels, comment cet enseignement de la sémiologie est-il perçu ?
Patrick Hermand : Je n’ai aucun doute sur le fait que ce soit un plus. Je ne suis cependant pas convaincu que la grille de lecture d’une agence quelle qu’elle soit soit suffisamment fine pour se dire « ils ont eu des cours de sémio… ». Ce que je sais, c’est que les étudiants de l’ECV ont la réputation d’être des concepteurs. Être un concepteur, c’est manier des idées, des concepts mais aussi être capable de les traduire avec des mots, avec des images. Il est évident que la sémiologie se cache quelque part derrière. Et ce qui m’intéresse particulièrement, c’est de donner aux étudiants des armes qu’ils utiliseront dans la durée. Une agence est contente quand elle peut embaucher quelqu’un qui est tout de suite efficace, donc qui maîtrise la créa, un certain nombre d’outils, de logiciels mais aussi qui présente bien, si jamais il faut aller devant un client, ou qui s’insère bien dans une équipe. Ça, on sait faire. Mais, ce à quoi je suis attaché aujourd’hui, c’est de former des étudiants qui, dans la durée, seront capables d’évoluer. Pour se défendre dans un monde qui bouge et qui va bouger, il faut des bases solides, il faut un socle sur lequel poser un certain nombre de choses comme le dessin, mais il faut aussi savoir réfléchir, savoir analyser, savoir regarder, savoir ce dont on parle. Et la sémiologie me semble essentiel pour pouvoir maîtriser son avenir. La sémiologie s’inscrit à la fois dans le temps, dans la réalité actuelle, mais aussi dans le futur. Elle aura toujours un sens. L’enseignement de la sémiologie est à la fois essentiel parce que cette discipline existe dans ce métier-là, même si elle n’est pas toujours visible, et c’est quelque chose qui consolide, qui est structurant, qu’ils auront avec eux, dans leurs bagages, dans leur valise ECV et moi, ça me va pour eux. C’est un vrai défi à la superficialité et à la rapidité de notre époque – qui ont aussi leur charme, par ailleurs…