Le linguiste et sémiologue Dominique Desmarchelier inaugure notre nouvelle rubrique “Interview” qui accueille un professionnel de la sémio, des études, du marketing ou des sciences humaines. Notre premier invité nous livre ses réflexions sur les liens qui unissent publicité et politique.
Aujourd’hui, les publicitaires s’inspirent du discours des politiques, allant jusqu’à le parodier. C’est à ce jeu d’influences réciproques qu’est consacrée la prochaine revue Mots, les langages du politique, à paraître en mai 2012. Nous avons interviewé Dominique Desmarchelier, l’un des coordonnateurs de ce numéro, sur ce phénomène qui a de belles heures devant lui… présidentielles oblige.
Sémiozine : La dernière publicité d’Opel à la radio fait une allusion non déguisée à l’actualité politique : « Voici ce qu’on appelle un triple A chez Opel ». Cette référence au classement AAA de la France qui risque d’être remis en cause, constitue un exemple flagrant des emprunts de la publicité au discours politique. Ce phénomène est-il récent ?
Dominique Desmarchelier : Avant toute chose, je vais commencer par une digression sur le mot propagande, une réalité souvent associée à la publicité. Le nom propaganda ne comporte initialement aucune connotation négative. Propaganda Fide désignait une congrégation religieuse pour la propagation de la foi, avant d’évoquer la propagation des idées sociales.
Il prend enfin un virage plus politique à l’aube du XX° siècle puisqu’il renvoie à l’acte de propager des idées politiques. Pendant longtemps, chaque parti politique possédait d’ailleurs un service de propagande. La connotation négative que l’on connaît aujourd’hui ne vient qu’avec les régimes totalitaires et s’installe durablement. De ce fait, pour beaucoup, la propagande, c’est les autres.
La publicité se doit donc de cacher son visage et son but, afin de ne pas passer pour de la propagande. Ceux qui s’en servent veulent faire oublier qu’ils sont là pour vendre, qu’ils sont des commerçants. Leur publicité ne doit pas se voir, d’où ce désir d’investir des domaines moins vénals, partant plus moraux, voire utopiques.
Les communications politique et publicitaire ont toujours eu des frontières poreuses, surtout aujourd’hui où tout le monde fait de la communication et où beaucoup d’agences se spécialisent simultanément dans ces deux types de communication. Cette « peopolisation » des politiques commence aux Etats-Unis avec Kennedy, se poursuit en France avec Giscard, mais aussi Mitterrand, Jospin dont les campagnes de communication sont orchestrées par Séguéla. Quant à Sarkozy, le directeur du Service d’Information du Gouvernement fut jusqu’en 2010 Thierry Saussez, bien connu pour son agence de communication, Image et stratégie.
Comme on le voit, la confusion des genres est parfois totale. Pour les politiques, le poids de l’image et du discours est devenu tellement obsessionnel qu’on est passé du slogan en publicité à du slogan en politique, comme « La force tranquille ». Il y a évidemment une distinction dans l’objectif, mais il y a de l’image de marque, du discours, de la photo, ce qui revient à emprunter les mêmes voies.
De nos jours, il y a un retour de bâton : les publicitaires veulent se refaire une virginité et ils décident de parodier à leur tour les politiques. Ils font oublier la publicité et séduisent grâce à l’humour et à la connivence qu’ils instaurent avec le public.
S : Quels sont pour vous les exemples emblématiques et réussis de ce phénomène ?
DD : Je pense bien sûr à la campagne Leclerc 2004/2008 conçue par l’agence Australie. Elle s’inscrit dans une tradition publicitaire provocatrice, et le plaisir causé par le détournement du slogan publicitaire. Elle rebondit très habilement sur la loi Galland qui prend la défense du consommateur, en reprenant des affiches de mai 68. Elle crée ainsi un délit d’initiés chez celui qui reconnaît l’affiche. En empruntant un ton militant, Leclerc revendique un engagement écologique, mais sous couvert du respect de l’environnement, il ne s’agit que d’une opération bien évidemment mercantile.
Le fond rouge, le poing levé évoquent explicitement mai 68, mais l’annonceur détourne ici le slogan en l’inscrivant dans les préoccupations quotidiennes de consommateurs ordinaires.
Autre exemple intéressant, celui d’Ikea datant du 8 mai 2007, juste après les élections. L’affiche y parodie l’élection différentielle. Nous assistons ici à la quintessence de la façon dont la publicité renvoie la balle à la politique, se réapproprie ses slogans et les parodie. Ici, les coussins bleu et rouge font écho aux deux mouvement politiques qui se sont opposés à travers Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Quant à la signature « Oui au changement. Votez Ikea », elle renvoie clairement la publicité dans la sphère politique, amalgamant ironiquement l’acte d’achat et l’acte citoyen du votant.
J’ai bien d’autres exemples en tête, des plus anciens : la parodie du « J’accuse » de Zola à propos de l’Affaire Dreyfus, par Olivetti en 1987 (« J’accuse les machines électriques… »), la publicité d’Heineken qui s’inspire du remaniement du gouvernement Juppé en 1995 avec ses formules « Chargé de la qualité/Chargé de la finesse », mais aussi de plus récents comme cette publicité pour Velux qui date d’octobre 2011.
S : Que révèle ce phénomène de l’évolution de notre société ?
DD : Cette tendance est réactualisée à chaque grand événement politique : les primaires socialistes, la préparation de la campagne présidentielle… Des marques ont déjà commencé à se positionner et à faire de la parodie, ce qui leur permet d’investir le registre humoristique, de faire passer le message en jouant sur la connivence. En quelque sorte, ce sont les nouveaux chansonniers.
De même que la politique va prendre des métaphores alimentaires, sportives, les publicités vont également filer la métaphore, pour ne pas avancer à visage ouvert. Dans ce recours à l’analogie, l’objectif est simple : il faut éviter de parler de soi.
Finalement, ce qui définit les relations que la publicité et la politique tissent, c’est le « Je t’aime moi non plus ». Il y a un glissement permanent de l’un à l’autre, d’autant plus aisé que les agences travaillent pour les deux. Mais aucun des deux ne doit et ne peut le dire.
Ce qui est passionnant, c’est ce nouveau discours citoyen prononcé par les marques. Elles deviennent acteurs de la cité, en participant à l’agora, à la vie de la cité. Dans sa campagne, Leclerc ne dit finalement rien d’autre que « Je suis un citoyen comme vous ». En accédant à la parole publique, la publicité réinvestit la politique autrement, en réactivant le sens premier du terme politique/policy, la vie publique, la vie de la cité. La politique/politics renvoie quant à elle aux acteurs institutionnels dans un sens plus restreint.
En butinant le discours politique, la publicité se dévoie et aspire à retrouver ses lettres de noblesse. Elle s’amuse à effectuer un autre glissement sémantique : advertising est progressivement supplanté par publicity. Ce dernier terme est défini par Habermas (théoricien allemand en philosophie et sciences sociales) comme le fait de rendre publique une opinion ; il entre donc en résonance avec le concept initial de politique qui s’apparente à une prise de parole publique. Les publicitaires jouent bien évidemment de cette ambiguïté, qui leur confère un pouvoir de persuasion extrêmement puissant.
Merci pour cette interview brillante, qui met au jour les liens entre politque et publicité, tout en nous faisant redécouvrir des publicités oubliées. Une tendance semble se profiler pour 2012: consommer (français de préférence) devient un acte citoyen… et l’homme politique un concept marketing à part entière.