Sémiosine

Interview #5 : Le sémiologue, un veilleur éveilleur

Pascal Beucler, Senior Vice President et Chief Strategy Officer du MSLGROUP (filiale de Publicis), nous livre son point de vue sur la sémiologie aujourd’hui. Décapant.

Sémiosine : Vous qui avez travaillé aux côtés de Georges Péninou, fondateur d’une sémiologie appliquée au marketing et à la communication au sein de Publicis, quel regard portez-vous aujourd’hui sur notre discipline ?

Pascal Beucler : Un regard à la fois passionné, attentif, un peu inquiet aussi. En chinois, il existe, comme on le sait, un idéogramme qui signifie à la fois « risque » et « opportunité ». La sémiologie aujourd’hui se trouve exactement dans cette situation : sa pratique raisonnée constitue une grande opportunité pour les entreprises mais elle risque de s’étioler voire de disparaître si elle ne s’adapte pas aux évolutions de la société, en particulier du fait de l’apparition des réseaux sociaux et de l’influence grandissante des datas sur l’économie en général, et sur celle de la communication en particulier.

Jusque dans les années 90, pour schématiser, faire de la sémiologie, c’était s’intéresser à deux objets majeurs : l’image, fixe la plupart du temps, et l’écrit, notamment sous sa forme discursive. Les praticiens d’alors comme Eliseo Veron, Eric Fouquier, Alain Bentolila pouvaient avoir des points de vue très différents sur les problèmes de production, d’émission et de réception d’un message, par exemple, mais l’objet de l’étude était constant. Aujourd’hui, force est de constater que le monde tel qu’on le connaissait « avant », c’est-à-dire avant la révolution des médias sociaux, est bien différent. On est entré de plain-pied dans un nouvel écosystème issu d’un nouvel âge : celui de la conversation. Cet écosystème combine en effet des contenus, des audiences et des stratégies de contact. Pour le sémiologue, cela implique de faire en temps réel une analyse tri-dimensionnelle :

  • celle des contenus, de l’amont des mises à plat jusqu’au storytelling (mise en récit) ;
  • celle des audiences, dont la connaissance intime des pratiques conversationnelles est indispensable ;
  • celle enfin des stratégies de contact à déployer pour créer avec ces audiences, avec ces communautés, les modalités d’une entrée en conversation réussie.

Bref, on le perçoit, cet écosystème est un objet sémiotique complexe qui ouvre un champ d’analyse passionnant, mais demandant un appareillage théorique et opérationnel adapté qui, aujourd’hui, ne me semble pas exister.

Sémiosine : Peut-être parce que le phénomène est très récent, et l’objet encore mal défini ?

Pascal Beucler : Sans doute, car on est ici dans un domaine encore peu exploré, celui d’une analyse renouvelée (« néo-Palo Altienne », si l’on veut) de la relation instaurée entre les parties prenantes de conversations qui n’ont ni début ni fin, mais constituent un continuum profus. Gardons à l’esprit ce que l’étymologie nous enseigne : relatio en latin signifie aussi bien « ce qui fait du lien,  ce qui relie » que « ce qui relate » Comme on dit en anglais, « relating something is firstly relating to someone ». L’écosystème conversationnel d’aujourd’hui est ainsi marqué par une sorte de perte de tous nos repères. Pour le sémiologue, ce qui doit constituer l’objet d’analyse, c’est cette relation multiforme et en temps réel entre le contenant, le contenu et le contexte. A la linéarité descendante et séquentielle d’hier (un brief, un planneur, une copy-strat, un créatif) succède aujourd’hui l’interaction instantanée entre la synthèse des leviers conversationnels opérée par un « data analyst », la conversion stratégique et créative (idéation, création, exécution en moins de deux heures) en mode de co-génération avec des communautés de « fans » très actives, la mise en ligne et la mesure immédiate des résultats obtenus. Ceci chaque jour. Suivre cela et l’analyser en temps réel est évidemment, pour le sémiologue, un défi considérable, qui requiert un certain niveau d’automatisation de l’analyse. Et on n’y est pas…

Sémiosine : Pour le sémiologue, c’est donc un corpus extraordinaire ?

Pascal Beucler : Oui, mais il ne sait pas encore comment le repérer, s’en saisir et l’analyser. Il n’existe pas d’études critiques, de recherches lancées visant à la conception de logiciels d’analyse conversationnelle en temps réel. Le danger pour la sémiologie est donc bien réel, si elle ne « s’équipe » pas en conséquence. Danger d’en rester à une approche statique pour embrasser un objet aussi mouvant, dynamique et évolutif. On est loin de l’analyse à froid de l’image fixe et du discours, de l’image animée de type « spot de 30 secondes » ou encore des signes graphiques issus du design…

Sémiosine : En somme, le défi sémiologique, ce serait de combiner cette immédiateté de la conversation avec le temps nécessairement plus long de l’analyse…

Pascal Beucler : La force de la sémiologie, historiquement, c’est sa capacité à descendre dans les profondeurs de la marque ou du discours pour en extraire les fondamentaux en termes de sens. Cela relève d’une démarche de type archéologique, historique : prendre une marque, l’analyser et en comprendre l’intelligence propre. Mais cette essence de la marque n’est plus le seul élément à prendre en compte. Son existence hic & nunc, dans l’ouragan des transformations qu’elle subit en permanence, est aussi et souvent – et d’abord – ce qui la fonde en sens « social ». A l’essence, il faut ajouter « l’efferve », si je puis dire – « l’efferv-essence » – et la sémiologie n’est pas à l’aise avec cette saisie, dans des espaces-temps parallèles,  de l’effervescence du sens. Un sémiologue est davantage formé à exercer son art/sa science – repérer, identifier, qualifier, calibrer les signes discrets qui brisent le continuum – en mode « hors-sol », dans la saine distance à l’objet qu’induit le travail en laboratoire. Mais aujourd’hui, le problème, c’est que le corpus indispensable à l’analyse sémio est en perpétuel mouvement. Plus personne n’a de prise, de contrôle, sur lui.

Sémiosine : Quel est selon vous l’avenir de la sémiologie ?

Pascal Beucler : Radieux si nous nous réveillons ! Aujourd’hui, une image produite va subir de nombreuses transformations qui dépendent notamment des réseaux sur lesquels elle est partagée. La sémiologie, qui n’est pas spontanément la science des transformations, doit impérativement s’adapter à cette nouvelle donne. Il faut qu’elle révise et revisite son rapport au temps. La sémiologie, depuis 30 ans, est vraiment une discipline du temps écoulé, de l’accompli. Elle a un côté « autopsie du sens ». C’est ce qui lui permet d’ailleurs de comprendre l’enchaînement de la construction du sens induit…mais pas forcément co-produit. Elle excelle en mode diachronique, dans l’analyse de l’archéologie du sens, du patrimoine symbolique d’une marque par exemple. Par tradition, et construction, le sémiologue intervient donc plutôt en amont, dans la phase de mise à plat, d’analyse et de conseil, mais rarement dans l’accompagnement. Il faut aujourd’hui se donner les moyens de mieux gérer le temps réel et d’acquérir les capteurs qui lui permettent de « saisir ce qui commence » pour reprendre les termes de François Dalle, l’emblématique président de L’Oréal : pas seulement saisir ce qui fut ni ce qui est, mais ce qui vient. Le futur de la sémiologie, c’est de devenir une discipline de veilleurs, des veilleurs qui deviendront des éveilleurs au service des marques dans le grand tourbillon de l’âge conversationnel.

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