Sémiosine

Interview #13 : tendance émoticônes

Jean Pruvost multiplie les casquettes. Professeur de lexicologie à l’université de Cergy-Pontoise, il est également directeur éditorial chez Champion, auteur d’ouvrages dont Le dico du dictionnaire (éditions JC Lattès), et chroniqueur de langue à RCF et au Mouv’. Il partage avec nous aujourd’hui son point de vue sur le phénomène des émoticônes.

Sémiosine : Pouvez-vous nous rappeler d’où viennent les émoticônes ?

Jean Pruvost : L’émoticône, c’est la possibilité de faire passer des émotions normalement transmises par les gestes et que ni les mots ni la typographie ne suffisent à exprimer. D’une certaine façon, les premiers émoticônes, ce sont les virgules, les points virgules, les points d’interrogation ; c’est la majuscule ou encore les trois points et les points de suspension. La ponctuation n’existe que parce que les Grecs ont senti à un moment le besoin de les ajouter pour percevoir l’émotion derrière le langage. La même phrase avec un point d’interrogation, un point d’exclamation ou des points de suspension n’exprimera pas la même chose. Ici, on est déjà selon moi dans le pré-émoticône.

Sémiosine : le premier émoticône daterait du XVIIe siècle…

Jean Pruvost : Oui, l’émoticône proprement dit apparaît pour la première fois dans un poème de Robert Herrick « To Fortune » dans lequel sont insérés deux mots « smiling yet » suivis d’une parenthèse fermante qui représentait un large sourire. Donc, dès qu’ont été inventés les signes typographiques, on a pensé à ce genre de représentation, au-delà même de la ponctuation. Puis, en 1841, Marcellin Jobart fait paraître dans Le Courrier belge un article intitulé « les lacunes de la typographie ». Et c’est bien de cela dont on parle avec les émoticônes, des lacunes, des possibilités limitées de la typographie d’exprimer certaines choses. On sent bien que dire « je suis fatigué » avec un point d’exclamation ou des points de suspension, cela ne veut pas dire la même chose, mais si en plus on décide de le dire avec le sourire, « je suis fatigué ! 🙂 » cela change tout.

Le smiley est ainsi arrivé assez vite. D’après mes recherches, c’est en 1953 dans le New York Herald Tribune qu’apparaît le premier smiley. Mais il faudra attendre dix ans, en 1963, au sein d’une entreprise d’assurances, pour qu’Harvey Ball s’en serve pour signifier dans des messages internes ce qui n’est pas sérieux. Ce n’est qu’en 1999 que ce joli mot d’ « émoticône » est inventé à partir du mot icône « l’image » qui transmet bien ce qu’on veut faire passer à travers ce type de figurine, une émotion positive, négative, souriante ou en colère.

Sémiosine : cela étant, dès qu’on met un émoticône dans un message écrit, c’est forcément interprété comme un clin d’œil.

Jean Pruvost : Oui, si je suis vraiment furieux contre quelqu’un, je n’ajouterai pas d’émoticônes. D’ailleurs, l’absence d’émoticône est peut-être pire encore. Pour une fois, voilà un signe dont l’absence est le degré supérieur – enfin, à partir du moment où on a pris l’habitude d’en mettre. L’émoticône est un langage très individualisé, qu’on utilise entre amis ou membres de la même famille, entre gens qui se connaissent bien. Ce sont ses limites et en même temps sa force.Voyez vous-mêmes, si vous vous adressez à vos clients en employant des émoticônes, je pense que ce ne sera pas bienvenu. Si moi-même, j’envoie une lettre contenant des émoticônes à tous les directeurs de collection des éditions Champion, ils se diront que j’ai dû retomber en enfance. Pour le moment, il n’a pas sa place dans les écrits disons « sérieux ». On n’imagine pas le Code civil ou une amende rédigés avec des émoticônes. Dans les autres écrits, on pourrait parler, à la suite de Jakobson, de fonction phatique. D’ailleurs se dessine peut-être une autre fonction du langage (Cf : « La septième fonction du langage », le roman de Laurent Binet publié aux éditions Grasset). Et donc dans les messages affectifs, affectueux, émotifs, ils ont tout leur sens. Internet évidemment démultiplie cela à l’infini, puisqu’on n’avait pas d’émoticône sur une machine à écrire.

Sémiosine : Le phénomène semble international. Peut-on cependant relever des différences culturelles ?

Jean Pruvost : On sait que les émoticônes et leur utilisation sont différents en fonction des pays. En Russie, on multiplie les sourires tandis que les Américains, ce sont plutôt les yeux. L’âge entre également sans aucun doute en compte : les jeunes les répètent à l’infini, c’est le sommet de l’emphase ! Ce qui permet également d’aborder le fait qu’avec l’émoticône, on entre dans un territoire linguistique qui n’est pas normé, qui demeurera donc pour le moment dans le domaine de l’affectif et du coup en fera un signe un peu adolescent. C’est d’ailleurs peut-être une marque de notre adulescence à toutes et à tous aujourd’hui. Si j’avais quinze ans à nouveau et que je sois amoureux comme on peut l’être à cet âge-là, sans doute que j’enverrais des émoticônes pour exprimer des choses que je n’ose pas dire. Il y a aussi cette timidité dans les émoticônes. Dans le fond, l’écrit « papier » permettait de dévier, de faire des petits dessins, de mettre des cœurs sur les i… L’émoticône palie la faiblesse de l’écriture numérique qui ne l’autorisait plus.

Sémiosine : Contrairement peut-être à ce que l’on entend parfois, c’est un beau sujet !

Jean Pruvost : Oui, c’est un code qui n’est pas encore systématisé, et avec lequel on peut jouer, inventer. Je voudrais juste, à contrario de ce qu’on a tendance à dire sur les émoticônes qui représenteraient un symptôme d’une époque où les gens liraient moins, rappeler qu’en fait dans le RER, avec les quotidiens gratuits, avec le courrier électronique, les informations en continu sur son smartphone, on n’a jamais autant lu, on n’a jamais été autant sollicité. Les moments de rêverie disparaissent un peu, et on a eu tendance à compenser cet état de fait par un affect débordant. Vous êtes dans le bus, personne ne se regarde, et dans le même temps, on communique avec l’ami qu’on vient de quitter ou avec une connaissance qui vit à l’autre bout du monde. L’émoticône fait partie de ce circuit de communication. On écrit trois lignes et on veut partager sa bonne humeur, alors on ajoute un émoticône. Il y a d’ailleurs une fonction « économie » dans cette figure, plutôt que des mots, on va utiliser un petit symbole. C’est normal, puisque qu’on se parle beaucoup, on s’écrit beaucoup. On n’a jamais autant écrit, avec des fautes, certes, mais il y a encore peu, nous n’étions pas en situation d’écrire quelque chose toutes les cinq minutes ! Dans cet univers où je peux recevoir un message à partir de 6h du matin, être à 7 heures sur internet avec un dossier à envoyer par e-mail, on est tout le temps sous pression et donc sans doute a t-on encore plus besoin de ces petites marques d’affection.

Sémiosine : L’émoticône serait une pause récréative en quelque sorte ?

Jean Pruvost : Oui, un peu comme un bisou. Il se trouve que mes parents étaient professeurs de sténo-dactylo. Et dans le fond, si on y réfléchit, l’émoticône, c’est la sténo de l’émotion. Vous êtes en réunion, vous sentez qu’elle peut tourner mal, vous envoyez un message avec un petit émoticône à un collègue pour désamorcer la passe d’armes qui s’annonce.

Sémiosine : Y voyez-vous un appauvrissement ou au contraire un enrichissement du langage ?

Jean Pruvost : J’ai l’intime conviction que ceux qui seront appauvris en termes de langage sont ceux qui sont susceptibles de l’être. Ce qui m’inquiète, c’est la fracture. Observez nos étudiants, ils jouent de tous les langages. Ils maîtrisent parfaitement les différents types de communication et savent s’adapter à la situation. La communication enrichie de l’image, on ne peut pas y échapper, et ce n’est pas négatif. Les choses se cumulent, le langage s’enrichit plus qu’il ne s’appauvrit. En revanche, ceux qui ne maîtrisent pas les codes, ceux-là risquent à un moment ou à un autre de se sentir exclus. Ce qu’on ne souhaite pas du tout.

Pour aller plus loin : visitez notre tableau « Parlez-vous émoticônes ? » sur Pinterest

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