De plus en plus de marques, de distributeurs, bousculés par la croissance toujours plus forte du commerce en ligne, repensent et intègrent l’espace de vente à leur stratégie d’expression, notamment via la création d’un flagship, comme celui de Nespresso situé sur les Champs-Élysées à Paris. Quel contrat de visite, la marque offre t-elle au visiteur dès la vitrine de sa boutique ? Quelle image véhicule t-elle ? Quelles sont les valeurs induites par le dispositif que la marque entend partager avec ses visiteurs ? Autant de questions auxquelles la sémiologie peut apporter des réponses et donner des clefs pour anticiper l’expérience client projetée.
Flagships et sémiologie
L’époque, pour les grandes marques, est aux flagships, qui repensent l’espace de vente en porte-étendard des valeurs et du récit de la marque. Bien plus qu’un magasin (souvent) grand et (dans la mesure du possible) beau, le flagship est cet espace où la marque va pouvoir exprimer, montrer, révéler qui elle est et quelle est sa vision du monde.
Un flagship a ainsi trois fonctions principales, outre sa fonction primaire de vente :
- Une fonction esthétique : la marque met en scène ses codes identitaires, ses couleurs, son design, etc. ;
- Une fonction éthique : elle va partager ses valeurs et ses engagements sociétaux ;
- Une fonction symbolique : elle va construire un récit singularisant devant mettre en lumière son ancrage culturel.
Convoquer la sémiologie, pour une marque créant son flagship (ou tout espace de vente), devient ainsi indispensable si elle veut s’assurer que son intention est effectivement réalisée dans la boutique. La sémiologie de l’espace va en effet procéder à la déconstruction des éléments le constituant (mobilier, signalétique, couleurs, matière, lumière, circulation, parcours, etc.) et ainsi mettre à plat ce que la marque mobilise de signes, la manière dont ils s’articulent et in fine la ou les significations qu’ils induisent ou construisent. L’objectif est de repérer si l’espace marchand est en cohérence avec les valeurs et l’identité de la marque, et d’observer si le sens qui y est construit est bien en adéquation avec ce que la marque voulait initialement signifier. Car pour la sémiologie, le sens se raconte.
En préparant cet article sur la sémiologie du point de vente, l’exemple du flagship de Nespresso situé avenue des Champs-Elysées à Paris – que nous avons eu l’occasion d’analyser dans le cadre d’un benchmark de territoires d’expression – s’est imposé à nous en tant qu’il est à la fois espace de vente, récit de marque et lieu culturel. Et le récit construit par Nespresso dans cette boutique a bien valeur d’exemple.
Nespresso l’alchimiste
La marque a su imposer une autre façon d’acheter, de consommer et de penser le café, produit de consommation courante, associé culturellement en France à trois moments principaux de la journée et à des espaces spécifiques, bénéficiant jusqu’ici de valorisations plutôt pratiques :
- le café est ainsi la boisson énergisante, stimulante du matin que les marques associent volontiers à la famille et à toutes ses connotations induites (le foyer, les parfums d’enfance, la nostalgie…) ;
- le café est la boisson de fin de déjeuner et plus rarement de fin de dîner, qui remplace voire accompagne le digestif ;
- le café est enfin cette boisson que l’on peut siroter des heures à la terrasse d’un café, entouré de ses amis ou de ses collègues, et renvoyant ainsi à la convivialité et aux échanges sociaux.
Dans ce marché très codifié, Nespresso s’est construit l’image de l’inventeur du café chic et « shot », en encapsulant le grain moulu et en transformant ce produit du quotidien en un produit d’initiés, entre science et art. Le café Nespresso devient alors dégustation, moment d’exception, philosophie voire art de vivre, quand les autres marques occupaient encore le territoire de l’exotisme de la récolte des grains à mains nues et de la saveur enivrante des arômes. En termes de positionnement, Nespresso adopte ainsi la posture de l’inventeur non pas du café mais d’une expérience du café incomparable, et véhicule des valeurs d’innovation (les machines, la technologie) et de créativité (le design, l’esthétisme, le goût) qu’incarne parfaitement l’égérie de la marque George Clooney, l’élégance-qui-ne-se-prend-pas-trop-au-sérieux faite homme.
Bien plus, Nespresso est cet alchimiste qui transforme un produit ordinaire (le café) en une boisson extraordinaire (le café Nespresso) en mettant simplement de l’eau froide dans le réservoir de sa machine pour obtenir, après transmutation de l’ingrédient au cœur d’une capsule opaque, le précieux liquide noir à la surface crémeuse. Car la capsule est au cœur du processus technique et du discours de Nespresso. Si le mot désigne étymologiquement un coffret (qui donc cache autant qu’il peut révéler) et qu’il est aujourd’hui connoté médical (les médicaments en capsule), scientifique (les capsules spatiales) et chronologique (les capsules temporelles), il désigne pour Nespresso l’objet indispensable sans lequel la transmutation ne peut pas avoir lieu.
La tension structurante et identitaire de la stratégie d’expression de la marque se situe ainsi entre « cacher » et « révéler », autrement dit « garder secret » (le café dans la capsule, le procédé de transmutation) et « initier » (l’amateur à une autre façon de penser le café). Car il y a à la fois de la magie et de la science dans le discours de Nespresso, dont les boutiques sont des lieux tout à la fois d’expérimentation et de rituel. L’aboutissement de la conjonction de deux modalités (savoir et croire) qui place Nespresso en position d’initiateur, et les consommateurs en novices et initiés.
Du sens aux signes
Comment ce récit alchimique se matérialise-t-il dans le flagship des Champs-Elysées ?
La boutique se construit autour d’un escalier en colimaçon – sémiotisant et reprenant le motif de la volute circulaire – aux rampes transparentes et marches blanches, véritable puits de lumière dont la forme pourrait métaphoriquement renvoyer à la capsule ronde au sommet de laquelle trône le logo carré de la marque. L’escalier joue le rôle essentiel de liaison entre les deux parcours visiteurs que propose la boutique :
- Celui du rez-de-chaussée, parcours des initiés, de ceux qui connaissent la marque et ses produits et qui n’ont besoin de rien d’autre que de la carte du club pour effectuer leurs achats dans l’espace « Service libre » (vous noterez l’inversion). L’entrée mène ainsi à un espace central dédié aux machines qu’on peut toucher, et à une installation pédagogique sous verre expliquant ce que Nespresso fait pour le recyclage de l’aluminium. L’achat proprement dit s’effectue, après le choix des types de café désirés, grâce à des machines disposées au fond du magasin. En poursuivant le parcours, on parvient à l’espace de recyclage où les anciennes capsules peuvent être déposées. A droite de la sortie, un café-restaurant a été aménagé, prolongeant la boutique par un lieu de vie, entre dégustation gastronomique et convivialité.
- Les non-initiés, ceux qui ne savent pas encore, ceux qui ne font pas partie du club, vont pouvoir à présent emprunter l’escalier pour descendre au sous-sol, espace de conseil, zone d’expérimentation, crypte d’initiation. Là encore, le parcours se veut circulaire. Emprunté à la figure du labyrinthe, cet espace circulaire sans impasse qui peut s’enrouler et se dérouler, est parsemé d’espaces niches qui délimitent des zones aux fonctions bien précises : les comptoirs de conseil et de vente ; le bar où se faire servir le café de son choix ; l’espace club où prendre sa carte de membre ; l’espace « atelier experts » où se déroulent les démonstrations. L’alternance des surfaces transparentes et opaques marquant ainsi l’espace, tout en le rendant dans le même temps non strictement assignable. Ici, le service n’est pas libre, mais il est surtout destiné à initier le visiteur à une autre façon de penser le café. Les conseillers sont ceints d’un tablier de cuir qui connote le savoir-faire et le service, et les capsules omniprésentes sont ultra-esthétisées comme sujets de photos où elles apparaissent particulièrement mises en valeur sur fond noir, surgissant ainsi de l’obscurité. Les murs de packs de couleurs renvoient, quant à eux, à un décor d’apothicairerie, de pharmacie « prémium », et, lorsqu’on glisse le regard vers le haut, à des cierges d’église parfaitement ordonnées.
Ceux qui s’initient deviennent ainsi les futurs adeptes d’un culte qui n’associe plus le café à un moment de la journée, mais qui conçoit l’instant café comme la quête d’un plaisir solitaire esthète qu’il est éventuellement possible de partager avec celles et ceux qui savent. D’où également cette absence notable aujourd’hui de musique dans un lieu calme, propice aux expériences personnelles et sensorielles – s’approcher, toucher, goûter. La lumière est ainsi mise sur l’expérience et l’expérimentation, les deux meilleurs moyens d’apprendre et de se laisser séduire. Ajoutons à cela la répétition des gestes et des objets (capsules, tasses blanches, cuillères, machines) sous des modalités différentes – réification muséale quand ils sont seuls et sous verre VS objets à expérimenter quand ils sont accessibles et pléthorique – et nous sommes plongés dans un véritable rituel du café tel qu’on le conçoit en Italie par exemple. What else ? Les noms à consonance italienne des cafés – à chaque instant son émotion -, et cette intensité qui connote une idée certaine de progression vers… l’élévation (du sous-sol au rez-de-chaussée) et ce retour forcé à la réalité d’une rue bruyante et quotidienne.