Sémiosine

Racines carrées : le format 4/3 au cinéma

Si vous avez fréquenté récemment les salles obscures, vous avez peut-être eu la chance d’assister à la projection d’un étrange ballet sur la toile. Grâce à un parti-pris esthétique saisissant, deux objets visuels singuliers se retrouvaient étonnamment jumelés : Mommy, dernier long-métrage de Xavier Dolan, et la publicité pour la nouvelle Peugeot 208 GTI, tous deux partiellement filmés en 4/3.

Durant quelques instants, le souverain et familier format panoramique prenait le large et cédait la place à son ancêtre historique. Etouffement, suffocation : à la plénitude contemplative de l’horizontal se substituait soudain l’exiguïté d’une image carrée, et avec elle le sentiment inconfortable que tout à coup l’écran n’assumait plus vraiment sa fonction d’ouverture rassurante sur le monde, qu’il ne faisait plus office de fenêtre, mais qu’il se mettait littéralement à faire écran. Affublé d’œillères symboliques, le spectateur se retrouvait comme empêché, contraint de reconstituer, d’imaginer avec une plus grande acuité encore ce qui semblait se jouer hors champ.

Pour les contemporains de l’ère numérique que nous sommes, habitués chaque jour par une gymnastique oculaire intense à jongler d’un support à l’autre avec une aisance déconcertante, ce bref écrasement de l’image, cette grammaire visuelle apparaîtra sans doute, sinon accidentelle, en tous cas assez peu spectaculaire.

Mais, tout comme au théâtre l’épais rideau de velours participe pleinement de l’espace scénique, s’entrouvrant tour à tour pour révéler ou dissimuler le décor, il nous a semblé que ce soudain retour en grâce du 4/3 dépassait le pur gimmick formel ou l’hommage pop culturel pour assumer une réelle fonction narrative, allant jusqu’à convoquer un propos sur l’héritage, la filiation et la Liberté.

Enfermement et Nostalgie

Commençons par le plus manifeste : le format carré au cinéma, c’est avant tout celui de la norme, de la symétrie et de la convention. C’est la figure ultime de l’équilibre et de la régularité. Or qui dit carré dit obligatoirement cadre, donc bordures, aussi. Choisir de travailler délibérément selon cette contrainte, pour l’artiste ou le publicitaire, c’est s’imposer un exercice de style, c’est jouer avec la règle, esquisser des lignes de fuite, redoubler d’ingéniosité pour s’échapper du cadre. Chez Dolan, le carré sera d’abord case, espace graphique comme en bande-dessinée. Mais il tiendra aussi lieu de cellule, de prison, de surface qui capture et captive. C’est le ressenti que génère immédiatement Mommy, dont les protagonistes, les décors, les mots comme les émotions semblent tous confinés, entassés à l’image. Une plongée en apnée.

Dans Mommy, le carré installe une rhétorique de la claustration pour mieux déployer ensuite son pendant naturel : l’évasion. Coup de théâtre à la moitié du film, donc : lors d’une promenade en skateboard, Steve, le héros, porté par un élan irrépressible de liberté, écarte littéralement les bandes noires qui obstruaient l’écran de cinéma. Par-delà sa dimension méta-discursive consistant à rendre sensible le dispositif filmique pour créer une mise à distance, ce geste recèle une teneur émotionnelle puissante, il crée une rupture et une respiration salvatrices.

Pour le protagoniste, d’abord : la symbolique porte évidemment sur l’affirmation de soi, sa capacité d’auto-détermination, mais aussi sur la régénération du rapport à la mère afin de s’extirper d’une relation filiale étouffante. Mais pour le cinéaste aussi : il s’agit de revendiquer son statut d’artiste moderne et de démontrer son génie iconoclaste en s’amusant de la contrainte technique qui pesait sur ses prédécesseurs. S’inscrire dans un héritage filmique, le questionner et le moderniser, sans le liquider tout à fait.

Revenons à présent à la géométrie. Car le 4/3, c’est aussi la forme d’une autre époque, d’un imaginaire photographique lointain, celui des débuts du cinéma, du Polaroïd, des petites vignettes sépia empreintes de nostalgie. Le carré, c’est le post-it qui sert de mémoire vive au monde de l’image mouvante. Chez Dolan, point d’hommage trop insistant, tout juste un emprunt maniéré et une déclaration d’amour à ce qui fait vintage, comme en témoignent d’ailleurs les choix de costumes et les références musicales qui composent sa filmographie.

Dans la publicité pour la Peugeot 208 GTI, au contraire, il s’agit surtout de se souvenir, de convoquer une mémoire industrielle, et le format carré permet de jouer, non sans humour, avec l’obsolescence de l’imagerie publicitaire : prise en chasse par les missiles d’un avion militaire, la 205 GTI saute en parachute, dévale des pistes enneigées et parcourt un lac gelé pour mettre en fuite son ennemi avec l’allure racée et délicieusement désuète d’un célèbre espion british. Soudain, le cadre s’ouvre pour laisser place à son héritière, la jeune et fringante 208 GTI, qui tape l’incruste dans le film et lui vole la vedette. 

Géométrie de la réinvention

Ainsi le format 4/3 est-il utilisé par la marque suivant une logique autoréférentielle, pour ringardiser avec cynisme son propre discours publicitaire. Il adresse un clin d’œil au passé tout en magnifiant la relève : un produit plus performant, qui signe « son grand retour » avec fracas. D’ailleurs, la symbolique du dépassement est claire : le nouveau véhicule double littéralement son ancêtre dans le film, débarquant depuis le hors-champ. C’est alors seulement que l’écran s’ouvre, signant l’entrée dans un nouvel horizon automobile, un nouveau champ des possibles.

En mettant en scène son propre surpassement, la marque démontre sa capacité à se réinventer, à innover tout en perpétuant une tradition automobile riche de savoir-faire au cœur de la culture française. Là encore, comme chez Dolan, il s’agit de se poser en légataire d’un patrimoine tout en l’actualisant. « On ne tombe pas du ciel, on pousse sur un arbre généalogique », écrit la romancière Nancy Huston. Or le film Peugeot s’amuse justement de cette vérité émouvante : au début du film, le véhicule d’origine transperce les cieux en parachute, il tombe du ciel. Son héritière, au contraire, s’inscrit en descendante, elle surgit par la route, par un ancrage terrestre, dans l’ombre de la voiture-mère, avant de la dépasser…

De filiation, il en sera évidemment question chez Dolan, dont la caméra explore l’intimité déchirante d’un couple mère-fils et les ravages d’un amour maternel étouffant. Le dialogue visuel qui s’instaure, alternant plans panoramiques et écrans resserrés en 4/3, exprime tragiquement l’impossibilité pour deux êtres liés par une passion destructrice d’échapper au déterminisme. Une relation vouée à l’échec, une séparation lente et inéluctable traversée de quelques brefs moments de répit, tournés eux, on l’aura deviné, en 16/9ème.

C’est là toute l’ambiguïté du format 4/3, qui est toujours un prétexte au déplacement et au dépassement. Déplacement visuel, car l’élargissement soudain de l’écran installe une topographie nouvelle, propulse les protagonistes et le spectateur dans un nouvel espace de visibilité, évoquant l’aspiration vers plus de liberté. Mais aussi dépassement de soi, affranchissement (éphémère) de l’héritage familial, cinématographique, voire d’un passé industriel mythique.

Réinvention, renaissance, recyclage, dépassement… Le répertoire mythologique est donc dense, et il serait abusif de limiter le format 4/3 à sa seule fonction esthétique. En réalité, celui-ci n’écrase pas la surface d’expression, il la condense. Il ne réduit pas le nombre de signes, il relègue leur prolifération hors-champ. C’est un format qui crée de l’énergie, invitant le spectateur à une co-production de sens, là où le panoramique lui imposait un spectacle total à moindre effort en prétendant s’adapter à sa vision « naturelle ».

De Peugeot à Mommy, ce qui perdure en définitive, c’est la dimension matricielle. Car l’image carrée permet surtout d’esquisser des portraits de famille : celui de la mère et du fils ; celui de l’automobile originelle et de son avatar moderne – sa descendance en quelque sorte. Or dans son utilisation contemporaine, le format 4/3 opère essentiellement pour sa capacité à être transgressé, dépassé. Il n’existe jamais sans son contrepoids narratif incarné par l’image panoramique. C’est pourquoi il ne doit pas être appréhendé simplement comme marqueur nostalgique ou rappel des origines, mais bien comme un moyen de circonscrire un espace de liberté intégrale. Le carré est bien davantage qu’un retour aux racines de l’image vidéo, il est un multiplicateur d’émotions. Il ne sert pas seulement à se souvenir d’où l’on vient, mais à dire vers où l’on regarde.

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