Sémiosine

Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch

Nous vous invitons à un voyage dans les profondeurs de ce film fantastique qu’est Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch. Fantastique dans les deux sens du terme, car il s’agit bien ici d’une histoire de vampires, que le réalisateur a su sublimer avec tact et élégance en posant la question du rapport entre création et vampirisation. (attention spoiler)

Dès les premières scènes du film, le spectateur est englouti dans une autre dimension, hypnotisé par le mouvement du ciel étoilé, du vinyle sur le tourne-disque, et de la caméra qui plane dans un sens puis dans l’autre, au-dessus des personnages d’Adam et Eve (interprétés par Tilda Swinton et Tom Hiddleston). Ici la métaphore de deux corps aimantés, dont l’existence sans limite ne peut se traduire que de façon circulaire (« We’ve seen all this before » dira Eve), ouvre la voie à une réflexion philosophique, existentielle. Car les vampires d’Only Lovers Left Alive sont bien loin des créatures glamourisées de la saga Twilight ou de la série True Blood, qui agissent comme des adolescents irréfléchis et en manque d’adrénaline sous couvert d’un instinct sanguinaire. Non, le vampire jarmuschien est un puits de science, qui a parcouru les époques avec humilité et sagesse, et se trouve à présent confronté aux réalités du 21e siècle.

Pour l’illustrer, Jim Jarmusch choisit l’alliance des contraires, symbolisée par ce couple yin et yang. D’un côté Eve, la première femme, blanche des pieds aux cheveux, au pas assuré. De l’autre, Adam, le premier homme, auquel le noir va comme un gant, qui vit reclus derrière les épais rideaux de sa demeure à Detroit. Lorsque l’une, moderne, contacte l’un avec son iPhone (difficile de passer à côté du placement de produit), l’autre lui répond grâce à un enchevêtrement de câbles et de récepteurs tout droit sortis des années soixante. Ces deux personnages métaphores d’une opposition notoire entre le passé et l’avenir fournissent ainsi deux réponses aux interrogations posées par le temps présent. Face à la tournure que prennent les évènements, la morosité nostalgique d’Adam ne semble le mener qu’à sa propre perte, comme le souligne avec goguenardise l’écrivain Christopher Marlowe (John Hurt), le très vieil ami d’Eve qui qualifie Adam de « suicidly romantic scum ». Ce qui force Eve à intervenir : « How could you have lived for so long and still not get it ? » lui réplique-t-elle avec incompréhension – phrase qui résonne comme un écho à la condition humaine…

Il est cependant un personnage qui ne correspond pas à cette description, c’est Ava (Mia Wasikowska), petite sœur et antithèse d’Eve. Ava est insolente, ne respecte ni ses ainés ni leurs croyances (« Are you still afraid of garlic ? » se moque-t-elle), est surtout suffisamment inconsciente pour se saouler du sang du premier venu sans se soucier des conséquences… Car le sang des hommes n’est pas forcément synonyme de doux nectar et la menace d’un sang infecté contraint nos vampires à la plus grande vigilance dans le choix du breuvage. Ainsi, ce personnage haut en couleur vient perturber la tranquillité des amants et questionner leur rapport au monde moderne.

Pourtant, les différences de point de vue et de style de vie n’empêchent pas ces créatures de s’accorder sur leur passion commune pour l’art, qui fait la force de leur union. Car en réalité, Only Lovers Left Alive, est un véritable hommage à la culture (musicale, littéraire, scientifique), truffé de références plus malignes les unes que les autres (de Faust à Einstein, en passant par Lord Byron, Christopher Marlowe, Schubert, et bien d’autres), proposée comme remède aux maux de notre époque : les drogues et les infections qui circulent dans les veines, la pollution, le gaspillage des ressources naturelles, la crise économique qui a fait de Detroit une ville fantôme, et même le manque d’imagination. « I’m sick of it ! These zombies, what they’ve done to the world, their fear of their own imaginations… » se lamente Adam. Sur ce dernier point, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec le traitement que fait Jim Jarmusch de la figure du vampire, à l’encontre des stéréotypes actuels. Serait-il temps pour le cinéma Hollywoodien de se réinventer ? Finalement, n’est-ce pas plutôt du rapport entre création et vampirisation dont il s’agit ici ? Ou comment un artiste vampirise ses contemporains pour mieux se laisser vampiriser par ses lecteur/spectateurs/fans (« What a drag ! » dirait Adam)

Et si Adam et Eve, amants depuis les origines de l’humanité, considèrent aujourd’hui les Hommes comme des « zombies », c’est-à-dire des morts-vivants, cela fait d’eux des vivants-morts. Adam et Eve s’imposent alors comme l’emblème d’un amour salvateur et éternel et les figures mythiques d’un imaginaire socio-culturel venues de la nuit des temps.

 

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