La sortie en France du film que Rob Epstein et Jeffrey Friedman consacrent à Allen Ginsberg et à son poème Howl est l’occasion de se pencher sur les différences entre les affiches française et américaine de ce film indépendant new yorkais, aux partis pris en apparence très différents.
La lecture publique qu’Allen Ginsberg donna de son poème «Howl» («Hurler») le 13 octobre 1955 à San Francisco fut un choc pour l’auditoire. Abordant de front les sujets de la drogue, de la politique, des problèmes sociaux, de l’homosexualité, le texte devint presque aussitôt une sorte de manifeste de la Beat Generation (décidément très à la mode cette année avec l’adaptation prochaine de Sur la route de Jack Kerouac par Walter Salles…) Mais l’Amérique puritaine des années cinquante ne l’entendait pas de cette oreille et traîna en justice son éditeur pour obscénité. De quoi assurer à Howl et à son auteur une renommée sulfureuse aujourd’hui au centre du biopic que Rob Epstein et Jeffrey Friedman consacrent au poète américain.
L’affiche française : l’intimité du poète
L’affiche française propose une illustration des trois niveaux narratifs qui structurent l’œuvre cinématographique : le film de procès, l’illustration graphique du poème d’Allen Ginsberg, et le biopic proprement dit qui nous fait pénétrer dans l’intimité du poète.
En haut à gauche : la censure.
Howl est l’histoire d’un procès. On reconnaît John Hamm (Mad Men), debout en costume cravate dans une salle aux murs lambrissés, qui interprète Jake Ehrlich, l’avocat défenseur de l’éditeur d’Allen Ginsberg. Cette image symbolise ici le combat de l’artiste contraint de défendre ses opinions face à une société réactionnaire qui entend contrôler la parole et restreindre la liberté d’expression.
En haut à droite : la liberté d’expression.
Howl est une mise en image graphique du poème d’Allen Ginsberg. Un bar, un homme seul dont la tenue (chemise ouverte, manches retroussées) s’oppose au costume cravate de John Hamm, la pénombre : la situation choisie ici renvoie aux bars dans lesquels les homosexuels pouvaient se rencontrer, à une époque où l’homosexualité était réprimée par la loi. Le dessin évoque, lui, la liberté d’expression du poète qui s’est inspiré de sa vie et de ses émotions pour créer.
Au centre : le poète et son double
Howl est un film sur la naissance d’un artiste et sur l’acceptation de son homosexualité.
Cette photo fait référence à un tirage réalisé par Harold Chapman en 1954 à Paris, sur lequel on peut voir Allen Ginsberg (interprété dans le film par James Franco) et son amant Peter Orlovsky (interprété par Aaron Zveit) assis sur un banc, dans la même position, affichant bonnet pour l’un, sourire pour l’autre et lunettes pour les deux.
Allen Ginsberg et Peter Orlovsky se sont rencontrés en 1954 et ne se quitteront plus jusqu’à la mort du premier. Ce couple absolu, idéal, renvoie visuellement à la description de l’homme primitif, avant sa division que l’on peut lire dans le Banquet de Platon :
« (…) tous les hommes présentaient la forme ronde ; ils avaient le dos et les côtes rangés en cercle, quatre bras, quatre jambes, deux visages attachés à un cou orbiculaire, et parfaitement semblables ; une seule tête qui réunissait ces deux visages opposés l’un à l’autre ; quatre oreilles, deux organes de la génération, et le reste dans la même proportion. Ils marchaient tout droit, comme nous, et sans avoir besoin de se tourner pour prendre tous les chemins qu’ils voulaient.«
Janus aux deux visages
Image de l’oeuf platonicien formé de deux parties disjointes que l’amour a permis de joindre à nouveau, cette photo renvoie surtout aux représentations de Janus, le dieu romain des passages doté de deux visages, l’un tourné vers le passé – la gauche, la censure -, l’autre vers l’avenir – la droite, la création et la liberté d’expression. Image au final d’une société en pleine mutation morale.
Deux différences notoires, cependant : si la photo originale est située à Paris, celle du film semble prise à New York, avec ces immeubles typiques de la grosse pomme. Et le noir et blanc, qu’on retrouve dans le film, a pris des couleurs sur l’affiche. Le distributeur compose ainsi avec une réalité qu’il fictionnalise, tandis que les réalisateurs ont voulu séparer formellement les séquences oniriques et poétiques ainsi que les scènes de tribunal (couleurs = fantasmes et fiction) des séquences biographiques (noir et blanc = documentaire intimiste et images d’archives).
L’affiche américaine : censure vs liberté d’expression
Le distributeur américain a fait un choix très différent, en mettant au centre de l’affiche un dessin représentant le poète au travail, que surmonte un autre dessin illustrant le procès intenté contre l’éditeur.
Si l’homosexualité n’est plus suggérée visuellement, l’affiche renvoie à une autre photo du poète prise, en plein processus de création, chez son amant.
Tout se concentre ainsi sur le poème et sur le poids de la société symbolisée par le procès : le poète est libre d’exprimer ce qu’il veut, mais il est contraint par la société de s’expliquer sur ses choix artistiques. Et le distributeur américain a choisi de faire référence aux affiches des années cinquante, mettant de cette façon l’accent sur la période historique mise en scène dans le film. Typo manuscrite, disposition des cadres, crayonnage, codes graphiques des années cinquante… : tout confère à l’affiche un aspect retro, vintage, qui indique au spectateur qu’il va voir un film historique, et qui, paradoxalement, inscrit ce film dans l’air du temps (qu’on pense par exemple au succès de la série Mad Men, et à l’apparition de boutiques vintage à New York comme à Paris).
Jaune militant
Quant à la couleur jaune, qu’on retrouve également sur l’affiche française dans le titre, quoi de surprenant pour un film indépendant new yorkais, comme l’a montré Christophe Courtois ?
Le jaune, il est vrai, est devenu ces dernières années une couleur militante, celle que des journaux comme Courrier International ou Serge ont adopté afin de suggérer le débat d’idées et la réflexion hors des sentiers battus.
L’affiche américaine pointe donc du doigt l’opposition entre la liberté de l’artiste et les contraintes sociales. L’affiche française met, elle, l’accent sur la relation amoureuse du poète et ce qui nourrit son art : sa vie, ses émotions. Différences culturelles, qui finissent par exprimer une même idée : la liberté d’expression doit être défendue et peut, à elle seule, contribuer à faire évoluer une société. Rappel intéressant en ces jours où la censure semble reprendre du poil de la bête, des deux côtés de l’Atlantique.
Bonus
Film (2010) réalisé par Rob Epstein et Jeffrey Friedman, avec James Franco, John Prescott, Aaron Zveit, David Strathairn, John Hamm, Bob Balaban, Mary-Louise Parker… Sortie française le 15 février 2012. Distributeur : Mica Films.
Bande annonce
Et pour ceux qui voudraient lire le poème d’Allen Ginsberg, c’est chez Christian Bourgois Editeur qu’ils le trouveront, en édition bilingue.